Leonardo/Olats est partenaire du projet européen Trust Me, I’m An Artist. Dans ce cadre, je tiens un « Journal de Bord » avec des compte-rendus des réunions et des rencontres, mais aussi mes réflexions, lectures et interrogations.
En ce joli week end de mai, j’avais hâte que le Thalys arrive à Amsterdam. Un peu pour m’extraire de la bande de jeunes femmes bruyantes en virée entre copines qui occupaient le wagon ; beaucoup pour, enfin, « voir en vrai » une performance de Kira O’Reilly associée à Jennifer Willet et me confronter à la question éthique qu’elles allaient poser et dont je ne savais pas grand-chose pour ne pas dire rien.
Cette session de Trust Me, I’m An Artist s’est apparenté à des poupées russes, emboîtant projets, actions et formats au sein d’une même soirée. Le principe de base de Trust Me, I’m An Artist est qu’un(e) artiste expose un projet soulevant des questions éthiques devant un comité d’éthique qui rend des recommandations. Afin d’éclairer le comité (et le public), il/elle le recontextualise au regard de ses créations antérieures. Parallèlement l’artiste présente une performance ou une installation, mais dans un autre espace-temps.
Avec Be-wildering, Kira O’Reilly et Jennifer Willet ont combiné les divers éléments en un seul : la présentation devant le comité fut scénographiée comme une performance incluant une sorte de « trailer » (performance dans la performance) de ce que les artistes veulent faire et donc des projets soumis au comité d’éthique.
Vêtue d’une longue robe à paillettes verte et portant une coiffe à plumes de la même couleur, Kira O’Reilly fit son apparition la première dans le Theatrum Anatomicum dans le bâtiment de la Waag, suivie par Jennifer Willet portant une blouse de laboratoire modifiée, rehaussée de dentelles et sertie de boules de verre comme autant de boîtes de pétri sphériques, évoquant les scientifiques des siècles passés, quand s’élaborait la science positiviste.
Tout en préparant les ingrédients pour la « performance dans la performance », les artistes ont déroulé leurs parcours, questionné les bases même de l’éthique et des comités d’éthique en science et en art et leur contingence, discuté cette notion de confiance qui constitue le titre même du projet.
Jennifer Willet fit un prélèvement sur le nez de Kira O’Reilly qu’elle recueillit dans l’une des sphères de son costume-blouse de laboratoire.
Puis Kira O’Reilly disposa un tas de terre sur le parquet sur lequel elle déversa, dans une image saisissante, un flot scintillant de paillettes. Après avoir mélangé le tout, elle y déposa, cérémonieusement, le corps mort d’un saumon dont elle recouvrit les bords du ventre et la bouche de paillettes.
Les deux artistes exposèrent alors leurs projets à venir :
> Jennifer Willet entend porter, au Canada où elle réside, une blouse de laboratoire pendant un an, sans la laver, dans divers endroits —divers laboratoires, mais aussi au club de gym ou chez elle— avant de l’emporter en Finlande pour un projet commun avec Kira O’Reilly.
La blouse accumule ainsi les micro-organismes en opposition totale avec la règle de base qui veut qu’une blouse de laboratoire est faite … pour le laboratoire, ne peut en sortir qu’ayant été lavée et stérilisée. Ce faisant, Willet veut attirer l’attention sur le fait que les règles ne sont pas toujours respectées par ceux-là même qui les édictent (combien de personnes se « baladent » avec leur blouse hors des labos ou utilisent dans ceux-ci des objets non stériles à commencer par leur téléphone portable ?) mais également ouvrir la discussion sur les vecteurs de contamination.
> Kira O’Reilly va faire une performance fin mai avec un saumon, similaire à ce qu’elle fit dans le Theatrum Anatomicum, dans une forêt en Finlande. Elle souligne que la forêt est une forêt « aménagée », autant artificielle (a construct) qu’elle-même peut l’être dans son fourreau vert. Elle entend en outre recouvrir un arbre entier de paillettes, soulevant des questions de pollution aux matières plastiques.
Les deux artistes mettent à la question les règles de non contamination entre zones géographiques, la propagation d’espèces invasives, la notion même de nature sauvage et le rôle et la place de l’humain dans ces processus, son mode même d’existence.
La conclusion du comité d’éthique fut que les deux projets ne présentaient pas de risques majeurs mais que les artistes avaient fourni trop peu d’éléments pour permettre une évaluation correcte. Le comité se proposait donc de les accompagner dans leur mise en œuvre afin d’en limiter les risques tout en permettant leur réalisation.
Le comité nota que l’ensemble de la soirée avait été une mise en scène moqueuse et critique —mais brillante— des procédures, des méthodes et du déroulement d’une soumission normale de projet auprès d’un comité d’éthique.
Le titre du projet, « Be-wildering », du moins tel que je le comprends, est un jeu de langage entre « bewildering » qui signifie « déroutant », « déconcertant » et la référence à un « devenir sauvage », à une injonction à « ensauvager », à la transgression de l’affranchissement des règles, et à l’impossibilité même de l’existence d’un « sauvage ».
Si la performance aurait gagné à être un peu plus resserrée, déroutante, ou plus exactement troublante, elle le fut par son association d’images fortes et dialectiquement opposées : théâtralité de la mise en scène mais dialogues quasi à bâtons rompus entre artistes élaborant un projet commun et échangeant leurs idées ; ambiguïté sexuelle à travers les costumes ; présentations théoriques et intellectuelles formelles et actions artistiques ; artificialité des paillettes et (pseudo) naturalité de la terre et du saumon.
Restent les questions éthiques.
Je n’ai pas de compétences me permettant de juger du risque que prend ou que fait courir Jennifer Willet en trimballant sa blouse, de laboratoires en lieux privés ou publics. Je ne peux que raisonnablement penser qu’elle ne récoltera guère plus d’agents pathogènes dans les laboratoires auxquels elle aura accès qu’un voyageur dans le métro parisien aux heures de pointe.
Le saumon porté à travers un bois depuis l’escalier à saumons d’un barrage ou l’arbre recouvert de paillettes seront de toute évidence spectaculaires et saisissants mais seront-ils plus percutants, plus bouleversants que la performance que fit O’Reilly à l’intérieur, dans le Theatrum Anatomicum ? La question de la pollution dans la forêt apparaît comme quasi marginale puisque, de toute façon, même réalisée en intérieur, les paillettes utilisées rejoindront les égouts, il ne reste que celle d’aller « ennuyer » (une fois de plus) un arbre.
Dans les deux cas, la question, pour moi, est plutôt celle de la nécessité d’un autre type de « passage à l’acte » qui serait plus transgressif et éthiquement questionnable qu’une performance dans un lieu culturel clôt. La performance Be-wildering telle qu’elle s’est déroulée à Amsterdam incluait déjà ces actions-limites : Willet de facto, a commencé son projet en recueillant des échantillons dans les bulles de son costume. Comme les paillettes qui s’insinuent partout, qui collent à la peau, elles agissent comme des virus contaminateurs d’idées. « Ça » mature, « ça » évolue et « ça » questionne. Cela me suffirait. J’aurais aimé, en revanche, que fut discuté l’aspect géo-culturel de ces projets qui s’inscrivent dans une histoire artistique, culturelle, philosophique et théorique occidentale.