Installation artistique ou simulation d’expérience scientifique ?
Alors que je partais pour Prague, pour le troisième événement du projet Trust Me, I’m An Artist, la police donnait l’assaut dans un appartement de Saint-Denis où se tenaient des terroristes ayant participé aux attentats du 13 novembre à Paris.
Au moment où les comportements et instincts primaires, individuels et collectifs, dominent l’espace public dans lequel je vis, où la question de « l’Autre » est plus que jamais essentielle, je suis d’autant plus curieuse de voir Molding the Signifier d’Ivor Diosi qui met en jeu une intelligence artificielle ainsi que d’assister à la discussion qui va suivre.
L’œuvre est présentée par CIANT à Ex Post qui, comme son nom l’indique, est un ancien bureau postal du centre ville converti en centre d’art. Molding the Signifier n’est pas aisée à décrire brièvement, il faut y associer ce que l’on voit, son fonctionnement et les différentes couches de contenus et de questions qu’elle tisse.
Les créatures virtuelles de « Molding the Signifier » d’Ivor Diosi, que présente Ondrej Cakl de CIANT, à la Galerie Ex Post, Prague, 19 novembre 2015
Commençons par ce que l’on voit. Molding the Signifier se compose de trois éléments principaux : sur le mur, la projection vidéo de trois visages lisses et d’une parfaite beauté froide d’un personnage de synthèse féminin qui disent le texte de Ferdinand de Saussure sur le signifiant ; sur une table, une culture de moisissure dans un cadre de scanner ; enfin, un système de captation des données de la moisissure qui vont interférer avec les créatures virtuelles. Progressivement, le visage de ces dernières va perdre de sa cohérence (yeux qui partent dans le vague, bouches qui se distordent, etc.) et l’articulation du discours se déliter jusqu’à devenir incompréhensible.
Les visages sont, dans les faits, une illustration de l’algorithme. Repris d’un personnage de jeu vidéo, ils convoquent le cliché de la représentation des intelligences artificielles dans la culture populaire aussi bien du jeu vidéo que de la science fiction, notamment au cinéma. Les données recueillies à partir de la culture de moisissure (donc du vivant biologique) interfèrent avec le programme informatique, avec le « système cognitif » de l’intelligence artificielle, au point d’engendrer sa dégradation qui se manifeste par des signes et des comportements que nous interprétons comme ceux d’une maladie mentale.
L’artiste Ivor Diosi à côté de la culture de moisissure de « Molding the Signifier », Galerie Ex Post, Prague, 19 novembre 2015
La culture de moisissure de « Molding the Signifier » d’Ivor Diosi, Galerie Ex Post, Prague, 19 novembre 2015
Il va de soi que dans cette œuvre, ni les bactéries et les organismes composant la moisissure, ni les bits informatiques ou les polygones des visages ne sont « maltraités » et rien ne menace, a priori, le franchissement d’une quelconque limite. Molding the Signifier relève donc de ce que l’on peut qualifier d’éthique spéculative.
La discussion des membres du comité d’éthique* entre eux puis avec l’artiste et la salle fut particulièrement riche, dense et complexe, à l’aune de l’œuvre et de son ambiguïté intrinsèque entre futur potentiel et métaphore du présent, entre installation artistique et simulation scientifique.
De prime abord, Modling the Signifier explore un futur potentiel qui verrait l’émergence d’une nouvelle forme de vivant non biologique, de surcroit doté d’une conscience, et que nous aurions créée de toute pièce. Quels seraient nos droits et devoirs à son égard ? De « vraies » intelligences artificielles, conscientes (et souffrantes ?) sont encore (pour combien de temps ?) hypothétiques mais il fut souligné que, pour une fois, cela nous laissait l’opportunité de soulever et de débattre des problèmes et des questions avant d’y être confrontés plutôt que de réparer des dégâts ou de statuer dans l’urgence a posteriori. En fait, cela révéla Molding the Signifier comme métaphore du présent.
Au regard de l’éthique, comment s’établit la dialectique entre conscience et souffrance ? Nous ne reconnaissons pas (ou pas encore) de conscience aux animaux et c’est au nom de la souffrance qu’ils ressentent que nous posons des règles éthiques. Mais nous ne pourrions pas « mal traiter » des êtres humains qui, atteints d’analgésie congénitale, ne ressentent pas la douleur. Et nos règles deviennent plus lâches pour les êtres que nous considérons comme ni conscients ni capables de douleur (plantes, micro-organismes).
Par ailleurs, Molding the Signifier met en lumière la difficulté de définir l’humain. Si, à une certaine échelle, l’être individuel et unique reste évident et central, il apparaît de plus en plus comme un ensemble hétérogène, une sorte de « société » constituée d’éléments humains mais aussi de non humains dont ces bactéries qui composent notre microbiome. Celles-ci ont leurs propres buts et finalités qui peuvent avoir un impact positif ou négatif non seulement sur notre bien être physique mais également sur notre système intellectuel et cognitif, sur notre conscience, de nous et du monde. La recherche médicale confirme que des bactéries et des virus externes mais aussi internes sont à l’origine, ou à tout le moins partie prenante, de certaines maladies mentales et/ou dégénératives, et engendrent un dysfonctionnement de notre système cognitif.
Des données sur l’activité de bactéries qui perturbent un cerveau artificiel : Molding the Signifier se révèle comme la simulation d’une expérience scientifique pour comprendre les mécanismes exogènes des maladies mentales et de la folie. Dans un retournement, l’éthique spéculative devient concrète et l’œuvre acquiert une autre dimension, ainsi que l’explicita Bobbie Farsides. Il suffirait d’un autre contexte et d’autres moyens (dans un laboratoire) pour qu’elle puisse devenir aussi une expérience réelle. À regarder l’image perdre sa couleur, le visage de synthèse sa perfection et se déformer, me vint à l’esprit ces photographies de femmes hystériques prises par Charcot mais aussi que le manquement à l’éthique en matière de psychiatrie n’eut rien à envier à celui de la médecine des corps, et les femmes y furent souvent en première ligne.
Le comité d’éthique pour la rencontre « Trust Me, I’m An Artist » à Prague, novembre 2015. De gauche à droite : Ondrej Cakl, Anna Dumitriu, Bobbie Farsides, Lucas Evers, Claudia Lastra et Ivor Diosi. (photo : Louise Whiteley)
La discussion permit de déplier les différentes couches de sens et de discours véhiculés par Molding the Signifier, quelquefois bien au-delà de l’intention initiale de l’artiste et suscita une question inattendue : le fait que l’œuvre puisse être considérée aussi comme simulation scientifique et, ainsi, entrer dans un cadre plus balisé au regard de l’éthique, modifie t-il la façon dont elle est perçue et évaluée en tant qu’œuvre, d’un point de vue esthétique ? Pour ma part, je ne le pense pas. Mais peut-être est-ce parce que j’ai l’habitude de voir des œuvres qui peuvent être « lues » différemment selon le contexte. Le plus ancien exemple qui me vienne en mémoire sont les créations à base d’algorithmes génétiques de Karl Sims, couronnées d’un Prix Ars Electronica en tant qu’art et présentées comme recherche informatique à SIGGRAPH.
En rentrant à Paris je me faisais cependant la réflexion que le projet Trust Me, I’m An Artist avait un impact sur la façon dont j’abordais ces œuvres. D’ordinaire, la question éthique peut surgir, bien sûr, quand je vois ou que j’expérimente une œuvre mais elle n’est jamais première ou préalable comme c’est le cas ici. Et il est évident que cela conditionne et influence ma perception et mon jugement. Mais peut-être pas plus que d’avoir à préparer à l’avance les podcasts et donc de me documenter en amont sur les œuvres. Question en suspend.
* Le comité d’éthique était composé de Bobbie Farsides (professeure d’éthique biomédicale et clinique à l’école de médecine de Brighton et du Sussex, Royaume-Uni), Anna Dumitriu (artiste, Brighton, Royaume-Uni), Lucas Evers (De Waag Society, Amsterdam, Pays-Bas), Claudia Lastra (Arts Catalyst, Londres, Royaume-Uni) et modéré par Ondrej Cakl (CIANT, Prague, République Tchèque).
Le projet « Trust Me, I’m An Artist » a été soutenu par le programme Creative Europe de l’Union Européenne.